Le MAS des Terres Rouges |
Journées du patrimoine
20-21 septembre 2008
Le temps social, le temps industriel
Le
temps de travail n’a pas toujours été structuré de la façon que nous
connaissons
Avant
les horloges, le temps est orienté par la tâche.
On
sait mesurer le temps dans les civilisations les plus anciennes. Il est fonction
de l’activité.
Les
pêcheurs règlent leur activité sur les marées.
Les
Nuer sont un des grands peuples du Sud du Soudan. Ils n’ont pas de mot pour désigner
ce que nous appelons le temps. Ils vivent (dans les années 1930) de leur bétail
et de l'attachement à leur bétail qui rythme le cycle des travaux des champs.
Unité de temps = rythme du bétail
De
même pour les paysans, il est naturel de travailler du lever au coucher du
soleil, surtout lors des moissons afin de rentrer le grain sec avant l’orage.
Chez les bergers c’est la soumission au temps de l’agnelage, chez le charbonnier, c’est la surveillance de la combustion de la charbonnière qui contraint le charbonnier à dormir sur place.
Voilà
donc le travail orienté par la tâche qui est différent du travail horaire.
Ce
temps perdure encore en Europe dans certaines régions rurales.
L’emploi
d’une main d’œuvre constitue le point charnière entre
le travail orienté par la tâche et le travail horaire.
A
partir du XIIIème siècle, un nouveau signal sonore intervient dans les
villes marchandes ou manufacturières : la cloche, qu’on va vite appeler
la cloche du travail. On voit bien que les problèmes de temps de travail
avaient engendré un besoin de précision qui a manifestement encouragé
la propagation des horloges.
La
propagation rapide des horloges va introduire des réglementations horaires plus précises.
A
Paris, en 1384, le temps de travail des tondeurs est soumis à une nouvelle réglementation.
« En hiver les compagnons commencent leur travail à Minuit, le travail
durera jusqu ‘au lever du soleil, interrompu par deux pauses d’une
heure et une pause d’une demi-heure.
La
perception du temps a radicalement changé entre 1300 et 1650, parce que les
horloges s’installent dans les clochers.
Certains
auteurs pensent même que l’horloge pénètre dans les sphères les plus
intimes. Il est rapporté que le père d’un auteur anglais ( Tristam
Shandy ) réputé pour sa régularité en toutes choses, s’était fait une règle
de remonter son horloge tous les premiers dimanches soirs de chaque mois. Et peu
à peu il était arrivé à affecter à ce jour d’autres menus devoirs
conjugaux, ce qui permit à l’auteur de dater avec précision la date de sa
conception. Mais ce détail eut un revers. Un horloger réagit dans un pamphlet
et se plaint de l’annulation de nombreuses commandes d’horloges. Aucune dame
respectable n’ose plus parler de remonter l’horloge de crainte de
s’attirer des plaisanteries grivoises. Les filles de joie demandent même à
ces messieurs s’ils veulent bien qu’elles leur remontent l’horloge.
Les
matrones vertueuses remisent donc leur horloge dans un débarras.
Jusqu’au
XIXème siècle, l’industrie manufacturière est cantonnée dans de petits
ateliers ou sous traitée à domicile. Le travail reste donc orienté par la tâche
et même dans un atelier, les ouvriers continuent à accomplir un grand éventail
de tâches. L’organisation du travail est donc caractérisée par l’irrégularité.
L’ouvrier est souvent également paysan ou pêcheur.
Le
journal d’un tisserand donne en 1782 une bonne illustration. « Par
temps de pluie, il peut tisser entre 8 et 9 verges de tissu. Le 23 janvier, il
tisse 2 verges de tissu, se rend au village voisin pour livrer, ramasse des
cerises, aide à construire une digue, participe à une réunion baptiste et
assiste à une pendaison. »
Il
faut aussi prendre en compte le rythme irrégulier de la semaine voire de
l’année. Tant que les hommes ont le contrôle de leur vie
professionnelle, leur temps de travail oscille entre d’intenses périodes de
labeur et d’oisiveté. ( cf aujourd’hui : travailleurs indépendants ou
artistes ) N’est ce pas là le rythme naturel pour l’homme ?
Noter
également la célébration de la Saint lundi dans de nombreuses corporations.
A
partir du XIVème siècle les horloges fleurissent dans les villes marchandes ou
industrielles. Mais leur précision laisse à désirer. Il semble cependant
qu’on se contente seulement de sonner la cloche du matin et du couvre-feu.
Pour cela, on en vient à faire des dons fonciers appelés « terre
d’horloge » ou « ding ding ».
Là
où l’argent manque, on sonne la corne. Parfois, même, on paie, dans
certaines manufactures des « réveilleurs »
Les
horloges et montres se popularisent et deviennent de plus en plus précises
lorsque naît la révolution industrielle. Une horloge ou une montre n’est pas
qu’utile, elle donne du prestige à son propriétaire. symbole d’un statut
social
Des horlogers ont également
joué un rôle décisif dans la naissance de la grande industrie. Ainsi, vers
1770, Frédéric Japy, produit 100 000 montres par an dans son usine de
Beaucourt, près de Montbéliard, où travaillent 300 salariés issus des
artisans et paysans locaux . Il est un des premiers capitalistes à avoir
consciemment cherché à rentabiliser les énormes capitaux investis en
produisant un maximum d’objets par unité de temps . La division du travail
dans l’horlogerie est alors en avance sur le reste de l’industrie . ( idem
USA dans le siècle suivant)
Le
contrôle des horloges devient d’abord un problème ici ou là en zone rurale,
puis dans les fabriques.
En
zone rurale, au XVIIIème siècle, les corvées quotidiennes étaient un travail
non mesuré. Les pauses prescrites sont de deux heures en été et d’une heure
en hiver. Les paysans ne pouvaient plus contrôler ces pauses lorsque le
seigneur faisait dissimuler l’horloge ou démonter le cadran. ( en Poméranie
en 1724 )
En
ville, à la fin du XVIIIème siècle, le public se concentre sur les luttes
autour des règlements horaires des fabriques. La haine éprouvée par les
ouvriers pour les cloches de fabrique et la découverte du fait que les contremaîtres
font falsifier les horloges apparaissent dans les premiers récits sur la vie
des fabriques. En France, il faut
attendre 1844, pour qu’une loi fixe le réglage de l’horloge de fabrique sur
l’horloge publique.
Parfois
les patrons interdisaient aux ouvriers d’emporter des pendules personnelles à
la fabrique. Plus tard, l’interdiction touchera les montres.
1827
en Angleterre « Mis à part, le patron et son fils, personne n’avait
de montre, et nous ne savions pas quelle heure il était. Il y avait un homme
qui avait une montre. Elle lui fut confisquée et resta sous la garde du patron,
parce qu’il avait dit l’heure à ses collègues. » ou bien un ouvrier
craignait de porter une montre car il n’était pas rare que ceux qui étaient
soupçonnés d’en savoir trop sur la science du temps, se fassent renvoyer. »
Là,
l’horloge détient un double caractère : instrument d’un pouvoir
anachronique d’une part et moyen d’en venir à bout , d’autre part :
2 exemples
1er
exemple : symbole du pouvoir et outil de fraude, l’horloge est parfois
physiquement attaquée par les ouvriers. Témoignage d’un ouvrier de Dundee :
« Ils cherchent à rogner sur tout ce qu’ils peuvent . L’aiguille
des minutes est lestée, de sorte qu’elle tombe d’un coup de trois minutes
ce qui ne leur laisse que 27mn au lieu de 30. » Le temps, c’est de
l’argent.
2ème
exemple de conflit rapporté par K. Marx dans un atelier de tissage en
Angleterre: Le fabricant de drap avait chargé un gardien du temps de faire
sonner l’heure à la corne. Après une grève, les ouvriers refusèrent de
reprendre le travail tant qu’on n’aurait pas acheté une horloge.
Ces
nouveaux temps créent de nouveaux calendriers dans lesquels, fêtes, foires,
carnavals disparaissent au profit de moments de repos pour les travailleurs.
Mais la crainte de l’oisiveté guette. Il faut la circonscrire. C’est
d’abord le dimanche qui est menacé.
En
effet, en 1778, le directeur de la manufacture de St Gobain décide de faire
travailler le dimanche afin de les empêcher de se saouler. Il va chercher
l’approbation de l’archevêque de Laon qui renchérit : « On
voit par expérience qu’ils passent les fêtes comme si elles n’étaient
ordonnées que pour satisfaire leur oisiveté. Il est nécessaire de décharger
notre diocèse de quelques nombre de fêtes tant pour profiter de leur travail
que pour empêcher qu’ils tombent
dans l’oisiveté, source de tous les maux qu’ils commettent. »
Extrait
de cahier de doléances demandent la diminution des jours de fêtes.
Décret
du 22 septembre 1792 abolit tous les jours fériés « qui causaient tant
de préjudices aux amis du commerce et de l’industrie. » et mise en
place du calendrier révolutionnaire.
Napoléon :
« les ouvriers doivent avoir le droit de travailler le dimanche,
puisqu’ils mangent tous les jours. » «Plus mes peuples
travailleront, moins il y aura de vices, écrivait d'Osterode, le 5 mai 1807,
Napoléon. Je suis l'autorité [...] et je serais disposé à ordonner que le
dimanche, passé l'heure des offices, les boutiques fussent ouvertes et les
ouvriers rendus à leur travail.»
La
Restauration, s’appuyant sur la nouvelle bourgeoisie instaure la loi du
dimanche qui autorise le travail en usine.
La
durée du travail reste imprécise tant que sont imprécises les pratiques
salariales. Un paiement à la journée ou à la tâche permet toutes les
fluctuations, mais pas le paiement à l’heure.
L’introduction
du salaire horaire participe donc de la nouvelle hantise du temps perdu.
On
a vu jusqu’à présent comment cette discipline est imposée par une
contrainte extérieur ( l’horloge ), mais n’est-elle pas aussi internalisée
ou assumée.
L’exhortation
au travail et la condamnation
morale de l’oisiveté n’est pas nouvelle. Mais on constate que les
moralistes, dès la fin du XVIIIème siècle insistent davantage sur
l’application de cette morale aux travailleurs. Les citations sont nombreuses
et variées.
Thème
du rattrapage du temps perdu.
Wesley,
1886, publie un ouvrage intitulé : « Du devoir et des avantages de
se lever tôt »
« A
mariner si longtemps entre des draps tièdes, la chair est comme à demi
bouillie, et devient molle et flasque. Les nerfs, dans le même temps, perdent
tout ressort. »
Benjamin
Franklin inventa la formule « le temps, c’est de l’argent » et
lui donna sa plus claire expression.
« Puisque
notre temps est réduit à un étalon, et que la monnaie de notre journée est
frappée en heures, les industrieux savent comment employer chaque pièce de
temps à leur avantage dans leurs professions respectives. Quant à celui qui
est prodigue de ses heures, il ne fait que gaspiller son argent. »
M.
Thiers, dans le sein de la Commission sur l'instruction primaire de 1849,
disait:
«Je
veux rendre toute puissante l'influence du clergé, parce que je compte sur lui
pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l'homme qu'il est ici-bas
pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l'homme:
"Jouis".»
En
contre point, Paul Lafargue écrit l’éloge de la paresse. 1883
2
mars 1848 Gouvernement de la 2ème République limite le temps de
travail à 10h à Paris et 11h en Province. Loi abrogée le 9 septembre par la
nouvelle assemblée conservatrice.
Suivront
d’autres lois. (voir historique)
L’obsession
du temps à gagner amène à contrôler le rendement de chaque machine humaine
ou artificielle. Le modèle anglais triomphe.
Reybaud,
sociologue du travail :
« Les
ouvriers s’identifient à une besogne pour ainsi dire immuable. Ils y acquièrent
une habileté de main qu’ils n’auraient jamais eue en la partageant sur
plusieurs détails. Ils n’ont qu’une consigne et qu’un but : faire
mieux et plus proprement. Point de tâtonnements et de temps perdu»
Aux
USA, Taylor va chronométrer chaque acte, Ford va agencer chaque acte chronométré
en une chaîne d’actes dépendant les uns des autres. Le travail à la chaîne
est né.
Taylor
va théoriser l’organisation du travail en équipe et le travail de nuit en
s’appuyant sur une nouvelle hiérarchie technicienne chargé en particulier du
chronométrage.
« Il
ne s’agit plus d’occuper le temps des ouvriers pour moraliser leur
comportement tout en en tirant profit, mais de gagner le maximum d’argent en
maximisant la durée de l’utilisation des machines et en divisant au maximum
la classe ouvrière. »
1ère
chaîne mobile expérimentée à Cincinnati en 1860 pour l’abattage des bêtes
en série.
En
France les réticences sont grandes et la guerre de 14 accélèrera le processus
en créant l’évidente nécessité d’une production de masse.
Aujourd’hui,
de nouvelles questions se posent. Si, jusqu’aux années 80, notre monde
industrialisé a permis un enrichissement global et le dépassement des périodes
de maigres subsistances, celui-ci aujourd’hui se désindustrialise, la baisse
du temps de travail, tendance historique, est remise en cause, le chômage de
masse s’installe durablement, les travailleurs pauvres réapparaissent et la
crise financière touche la planète. Sans parler du réchauffement climatique
qui met la vie sur terre en danger.
L’homme,
dans son obsession de maîtriser le temps, n’est-il pas en train de jouer à
l’apprenti sorcier ?
Bibliographie : Parmi les très nombreux ouvrages,
Temps, discipline du travail et capitalisme industriel : Edward P. Thompson - Editions la fabrique
L'histoire de l'heure : Gerhard Dohrn-van Rossum - Editions de la maison des sciences de l'homme Paris
Histoires du temps : Jacques Attali - Editions Fayard
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